Le nouveau paradigme de l’éducation et de la formation et l’ère du numérique se complètent-ils ?

Dans son ouvrage Frankenstein pédagogue  (2011), Philippe Meirieu interroge la représentation de l’éducation comme projet de maîtrise de l’autre. Il montre qu’une telle perspective conduit tout droit à l’échec et que le formateur doit renoncer à vouloir « fabriquer l’autre ». Aujourd’hui, nous sommes à un tournant, le concept de compétence est exactement l’inverse du monstre créé par Frankenstein. L’apprenant ne se compose pas de l’addition de pièces assemblées de force. Il se construit à son rythme, avec l’accompagnement de ses formateurs, avec des découvertes personnelles, de la sérendipité, des échecs positifs (devenus debriefing), des échanges, de la recherche où les éléments se complètent non seulement de manière intrinsèque (à l’intérieur de l’individu) mais aussi extrinsèque[1] (avec son milieu ambiant, ses pairs). Bref, c’est l’individu qui se construit en toute liberté et non le formateur qui le construit. Peu à peu l’apprenant se découvre à lui-même puis au monde. La technologie numérique peut soutenir cette dynamique de nombreuses façons au regard de la variété de ses applications possibles et à venir. Pour cela maintes propositions concrètes sont devenues des habitudes tant le numérique soutien la formation. Les nouvelles technologies utilisées à bon escient accompagnent l’essor de la formation continue. Voici quelques éléments d’analyse.

 

Une nouvelle littéracie[2] se dessine

 

Dans ces nouveaux écosystèmes d’apprentissage, une nouvelle littéracie se forme : une littéracie numérique. C’est une métacompétence informationnelle, une aptitude à se retrouver dans les masses d’informations circulant sur la Toile. La requête est en effet au centre de tous les usages d’Internet. Sa maîtrise est nécessaire, connaître le web caché,[3] par exemple, devrait être une priorité d’apprentissage d’autant plus que cela ne relève pas du génie, même si autrefois, c’était l’apanage des professionnels. Cette nouvelle littéracie soutien la formation tout au long de la vie puisqu’elle permet à l’apprenant d’explorer tous les domaines de la connaissance et d’échanger avec ses pairs partout dans le monde et en temps réel. Comme nous l’avons évoqué précédemment, c’est une source inépuisable d’apprentissages formels ou informels[4].

 

Internet, le média par excellence de l’autodidaxie

 

Au-delà des offres courantes, Internet tend à devenir le média privilégié de l’autodidaxie en fournissant des outils d’apprentissage informels et gratuits. Cela peut aller de la vidéo de formation, aux didacticiels, en passant par les blogs, les communautés d’apprentissage, jusqu’aux MOOC (cf : Le Learning Management System, p 24). Internet est, sans aucun doute, le terrain des apprentissages.

 

Des compétences sociales

 

La maîtrise d’internet touche aussi à des compétences sociales. En effet, avec le numérique, nous échangeons constamment avec les autres internautes. Cela peut aller du simple clavardage, à l’édification de communautés virtuelles[5] d’intérêt ou de pratique. C’est à dire « un groupe de personnes qui sont en relation par les moyens du cyberespace » d’après Pierre Levy ( Pierre Levy, L’Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, (1997). Les compétences sociales ne sont-elles pas indispensables aujourd’hui pour entrer en apprentissage, c’est à dire en « formation-action » ?

 

Développer le partage et la coopération

 

Aujourd’hui, la pratique du travail collaboratif ou coopératif sur son lieu de travail ou pour acquérir des nouvelles connaissances, notamment à l’occasion de la formation continue, est largement pratiquée et devient indispensable. Comme nous l’avons évoqué dans cette recherche, le monde du travail et celui de la formation se rejoignent à l’ère du numérique. L’accès de tous aux nouvelles technologies est une condition nécessaire pour y parvenir parce qu’elles apportent les outils nécessaires aux nouvelles modalités collaboratives et coopératives d’apprentissage et de travail.

 

Une mobilité sans limite

 

L’ère du numérique permet d’étudier partout et à tout moment, nous offrant une grande flexibilité et une grande mobilité et donc la liberté de gérer son emploi du temps comme bon nous semble. Ceci nous offre l’opportunité de combiner travail et formation ouvrant davantage de portes à la formation continue.

 

Quelles conséquences et quelles perspectives sur la formation continue ?

 

Dans une première partie, nous avons évoqué l’émergence du nouveau paradigme de l’éducation et de la formation qui vient bouleverser les pratiques pédagogiques transmissives au profit de la pédagogie de l’apprentissage centrée sur l’apprenant. Nous avons aussi constaté que ce mouvement a commencé dans le secteur privé, celui des entreprises, pour répondre à une nécessité économique [besoin de flexibilité, d’adaptabilité dans une conjoncture versatile et une problématique d’employabilité] puis a insufflé cette nouvelle dynamique au monde de l’enseignement qui s’est efforcé d’y répondre favorablement. Dans une seconde partie, nous avons évoqué la révolution numérique impactant considérablement notre société, bouleversant nos pratiques à tous les niveaux, brisant des habitudes ancestrales et proposant une infinité de perspectives avec un développement en rapide progression (jamais égalée) depuis une vingtaine d’années. Ces deux phénomènes synchrones s’alimentent pour créer une synergie qui accélère ces deux processus déjà commencés. Comme ce phénomène est récent et très rapide, deux monde se côtoient : ceux qui sont ancrés dans les vieilles habitudes et ceux qui se laissent emporter par cette nouvelle dynamique. Dans la mesure où nous considérons que les enseignants formateurs sont les transmetteurs, les « passeurs de compétences », nous pouvons affirmer qu’ils ont un grand rôle à jouer pour atteindre un nouvel équilibre sociétal encore inachevé.

 

Des priorités indispensables

 

Comme chez nos «ancêtres », la première condition à la réussite de tout apprenant est celle de l’alphabétisation. Elle en est à la base, mais elle n’est plus suffisante. La transformation des modes d’apprentissages dans la société de l’information doit intégrer des transformations plus insidieuses comme celle de la littéracie évoquée précédemment. La métamorphose des supports de connaissances implique d’autres repères à acquérir dans la lecture mais aussi en terme de sélection des informations et d’assimilation. La familiarisation progressive avec les outils numériques sont nécessaires pour réguler les potentiels des apprenants d’aujourd’hui. Par ailleurs, il est capital d’apprendre à apprendre pour devenir capable d’élaborer la transformation de l’information en savoir. Dans des sociétés apprenantes qui reposent sur l’apprentissage tout au long de la vie, les parcours d’apprentissage s’individualisent produisant un nouveau rapport au savoir que nous qualifions aujourd’hui d’« apprenance ».

 

La dématérialisation des lieux d’apprentissage

 

L’e-learning en est une conséquence de la jonction de l’ère du numérique avec celle de la formation continue. Il est à favoriser. Au-delà des offres institutionnelles, l’Internet tend à devenir le média privilégié de l’apprentissage en fournissant des outils précieux. Développer le partage et la collaboration en matière de savoir est indispensable. De plus le développement et l’accès de tous aux nouvelles technologies est une condition nécessaire pour évoluer dans notre société.

 

L’évolution des pratiques

 

Pour l’ethnologue Jack Goody, « tout changement dans le système de communication a nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis », J.Goody, La Raison graphique, Minuit, (1979). Le numérique notre nouveau moyen de communication à présent fait partie de notre quotidien, l’ignorer, c’est comme ignorer l’air que nous respirons. Si nous ignorons l’air que respire nos apprenants, comment prétendre les former ?

 

La poussée des investissements immatériels

 

Depuis les années 90, nous assistons à la poussée des investissements immatériels en entreprise : quelles données prospectives pouvons-nous envisager ? L’appréciation est difficile à cause des difficultés inhérentes à la notion même d’immatériel, de nature intangible, incorporée, virtuelle. Cependant, c’est un fait avéré : la valeur de l’entreprise se mesure, aujourd’hui, à l’aune de l’évolution des compétences des individus qui y interviennent. Ainsi, l’une des missions principales des responsables des ressources humaines est devenue « la gestion des talents[6] ». Poserons-nous le principe du capitalisme cognitif ? La problématique d’employabilité (précarisation et incertitude de l’emploi) nous y conduit : « Au cœur de nos économies occidentales les valeurs sont aujourd’hui les connaissances, l’innovation, la créativité, l’initiative, l’autonomie ». Où en sommes-nous ? Comment s’y retrouver ?

 

 

Conclusion

 

Au delà du cognitif, c’est aujourd’hui au conatif[7] que fait appel le travail, c’est à dire au savoir-être, à la motivation et à l’adaptabilité. Le savoir change de forme. La formation continue prend la relève des études classique dans une conjoncture professionnelle accélérée. Comment penser la formation continue à l’ère du numérique ? Nous assistons à la transformation massive des pratiques d’organisation du travail et de gestion des ressources humaines avec la notion de compétence et de performance en exergue : apprendre continûment, apprendre spontanément. Les individus sont devenus des « Free agent learning », terme venant des Etats Unis, ou, en français « apprenant libre agent ». C’est bien la fin de l’ère de la société éducative au profit de la société apprenante.

 

Des réseaux d’échanges sur la pratique professionnelle peu à peu s’intègrent au travail avec l’émergence des communautés de pratique et des groupes d’apprenants. Peu à peu se généralise l’utilisation des technologies numériques dans le travail et dans la formation. Les manières d’apprendre se rapprochent des manières de produire mobilisant les mêmes compétences et finissant par se rejoindre, faisant tomber d’autres frontières.

 

La dernière décennie a été en particulier marquée par un gros effort d’encouragement et de soutien à la la formation professionnelle appuyé par les possibilités des TIC privilégiant la dimension horizontale des échanges sociaux, de l’accès aux savoirs et au travail collaboratif. C’est une autre forme de reconnaissance des savoirs informels. Le ton est donné : les entreprises combinent compétences, performance, intelligence collective et expression des salariés. Cette façon de penser remet en cause outre la définition des disciplines, mais aussi leur hiérarchie et modalités de transmission (cours magistraux).

 

Quelles perspectives pour l’emploi ? Le département du travail américain affirme que  «65% des écoliers d’aujourd’hui pratiqueront, une fois diplômés, des métiers qui n’ont même pas encore été inventés», Futurework – Trends and Challenges for Work in the 21st Century (proposé par Christophe Gentil, Université de Limoges). Connaissez-vous les métiers de conseiller en robot, d’agriculteur urbain, de mémorialiste numérique, de thérapeute de fin de vie. Ils existent pourtant déjà. Comment organiser l’éducation et la formation dans ce contexte complexe où le savoir change constamment et où l’acquisition de savoir-faire et savoir-être sont devenus non seulement complémentaires à la formation mais indispensables ? Comment réaliser une ingénierie de formation organisée et suffisamment flexible faisant de l’apprenant un apprenant « durable »? La formation se donne comme double priorité la transmission du « savoir apprendre » et la transmission d’ « un savoir versatile » mis à jour quasiment quotidiennement, à la pointe de son évolution faisant émerger de nouveaux métiers. JM Barbier[8] souligne le caractère éphémère des connaissances acquises : «  Le moteur du changement consiste en l’apparition de nouvelles activités ou de nouveaux champs d’activités, pour lesquels doivent être produites de nouvelles capacités ». La suite logique est la formation « tout au long de la vie » alimentée par la société de la connaissance elle-même alimentée par la technologie numérique. Le réponse à notre problématique se trouve ici.

La formation continue ne peut s’envisager qu’avec le numérique bien que la posture des formateurs reste déterminante dans la réussite des formés. Par ailleurs, le formateur doit être vigilent pour ne pas faire du numérique la langue d’Ésope[9].

 

 

Nous conclurons cette recherche en donnant la parole à deux chercheurs en Sciences de l’éducation.

 

Philippe Foray, Professeur d’Université, à l’Université Jean Monnet : « on a progressivement compris […] que certains types d’apprentissage, fortement motivés et explicites, avaient des effets économiques et peuvent aller bien au-delà de la simple conséquence d’accomplir mieux sa tâche en fonction de la répétition et de l’action ». Le véritable problème n’est pas forcément l’information mais bien la connaissance, en tant que capacité d’apprentissage […]. L’acquisition du savoir apprendre devient l’objectif clé en matière d’éducation et de formation dans les économies fondées sur la connaissance». Et Philippe Meirieux :« l’usage des technologies numériques contribue à l’émergence de la pensée à condition que l’horizontalité des échanges qu’elle promeut n’écarte pas l’exigence de vérité ».

[1] Citons ici le travail remarquable de Maria Montessori

[2] Selon les auteurs, il n’existe pas de définition consensuelle de la littératie numérique. Pour se forger une solide culture numérique, ils retiennent toutefois l’idée d’une combinaison de capacités technologiques, de compétences intellectuelles et de comportements éthiques. Plus précisément, Michael Hoechsmann et Helen DeWaard indiquent que « la littératie numérique n’est pas une catégorie technique qui décrit un niveau fonctionnel minimal de compétences technologiques, mais plutôt une vaste capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux de travail, au gouvernement, en éducation, dans les domaines culturels, dans les espaces civiques, dans les foyers et dans les loisirs ».

Source : http://eduscol.education.fr/numerique/actualites/veille-education-numerique/mai-2015/definir-la-litteratie-numerique

[3] Remarquons à présent que le Web caché a son importance. Effectivement, le Web caché (ou le Web invisible) est la partie du Web correspondant à l’ensemble des documents qui ne sont pas indexés par les outils de recherche traditionnels comme celui de la société Google. Le Grand dictionnaire terminologique publié par l’Office québecois de la langue française en donne cette définition : « les ressources du Web invisible comprennent, entre autres, les sites Web construits autour d’une base de données (interrogeable uniquement par un moteur de recherche interne), les pages accessibles par un formulaire de recherche, les pages protégées par un mot de passe, les pages interdites aux robots d’indexation, les pages écrites dans des formats propriétaires, les intranets et les extranets ». Le Web caché ou Web profond est « la partie immergée de l’iceberg », il regroupe toutes les pages non-indéxées par les moteurs de recherche possédant quatre niveaux d’invisibilité. Le premier niveau est « the Opaque web » constitué des pages non indéxées pour des raisons techniques aléatoires. Le deuxième niveau regroupe les pages volontairement exclues des moteurs de recherche par le webmaster. Le troisième niveau est celui qui rassemble les sites pour lesquels il est nécessaire de s’identifier par mot de passe (les pages précédant l’authentification par mot de passe sont indéxées, pas les autres). Le quatrième niveau est le « truly invisible Web «  constituant la majeure partie du Web invisible. Source : Recherche éveillée sur Internet, mode d’emploi, Béatrice Foenix-Riou.

[4] « L’apprentissage formel est celui qui est dispensé dans un contexte organisé et structuré (par exemple dans un établissement d’enseignement ou de formation, ou sur le lieu de travail), et qui est explicitement désigné comme apprentissage (en termes d’objectifs, de temps ou de ressources). L’apprentissage formel est intentionnel de la part de l’apprenant; il débouche généralement sur la validation et la certification.

 

L’apprentissage informel découle des activités de la vie quotidienne liées au travail, à la famille ou aux loisirs. Il n’est ni organisé ni structuré (en termes d’objectifs, de temps ou de ressources). L’apprentissage informel possède la plupart du temps un caractère non intentionnel de la part de l’apprenant.

 

L’apprentissage non-formel est intégré dans des activités planifiées qui ne sont pas explicitement désignées comme activités d’apprentissage (en termes d’objectifs, de temps ou de ressources) mais qui comportent un important élément d’apprentissage. L’apprentissage non formel est intentionnel de la part de l’apprenant. » Source : http://www.oce.uqam.ca/article/apprentissage-formel-informel-non-formel-des-notions-difficiles-a-utiliser-pourquoi/

[5] “virtual communities [are] passage points for collections of common beliefs and practices that united people who were physically separated. Virtual communities sustain themselves by constantly circulating these practices” Allucquere Rosanne Stone Traduction : “les communautés virtuelles sont des points de passage pour des croyances et des pratiques communes qui unissent des personnes qui étaient physiquement séparés. Les communautés virtuelles se maintiennent en faisant constamment circuler ces pratiques” Allucquere Rosanne Stone

[6] La gestion des talents est l’un des domaines de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, aux côtés de la paie, de l’administration du personnel ou de la gestion des temps et des activités. …

http://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_des_talents

[7] Qui se rapporte à la volonté et à l’effort. Source : Dictionnaire Larousse.

[8] Jean-Marie Barbier est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris et directeur du centre de recherche sur la formation.

[9] « Ésope, était un esclave phrygien (la Phrygie est actuellement la Turquie) bossu, bègue et boiteux et probablement l’inventeur de la fable comme genre littéraire. Le maître d’Ésope lui demande d’aller acheter, pour un banquet, la meilleure des nourritures et rien d’autre. Ésope ne ramène que des langues ! Entrée, plat, dessert, que des langues ! Les invités au début se régalent puis sont vite dégoûtés.